Des montres au radium : une invention toxique
Date de publication
10 avril 2022
Temps de lecture
5 minutes
Série
Radium Girls (2/5)
Thématique
Culture & société
Dans le premier épisode de cette série, je vous ai parlé de la BD de Cy sur l’histoire des « Radium Girls ». Ces ouvrières travaillaient pour l’USRC (l’ « United States Radium Corporation »), une entreprise qui fabriquait des montres au radium. Elles peignaient les cadrans pour les rendre luminescents, lissant le pinceau avec la bouche entre chaque application. Sans le savoir, elles ingéraient ainsi chaque jour de petites quantités de peinture radioactive. L’USRC ignorait-elle la dangerosité du produit utilisé par ses employées ? Ou bien a-t-elle volontairement semé le doute ? La réponse n’est pas évidente, puisqu’au début du XXe siècle, la science méconnaissait les effets des radiations. L’ouvrage passionnant de Kate Moore, The Radium Girls, révèle néanmoins certaines omissions coupables. C’est l’objet de cet article. Mais pour bien comprendre, il faut se replonger dans le contexte de l’époque…
En savoir plus
Dans l’émission « Sur les épaules de Darwin », Jean-Claude Ameisen a consacré deux magnifiques épisodes à Marie Curie et l’incroyable découverte du Radium. Ils sont à retrouver dans les références qui figurent en bas de cet article.
Le radium : un produit miracle dans les années 1910
Nous sommes au début du XXe siècle. Marie et Pierre Curie viennent de découvrir le radium – en 1898 précisément. La communauté scientifique n’a pas encore pleinement conscience des effets néfastes des radiations sur le corps humain. En effet, les Curie mènent leurs recherches dans des conditions très précaires et manipulent le matériau sans grande précaution. Dès 1903, ils déclarent de premiers symptômes alarmants. Leurs mains souffrent d’une inflammation douloureuse, qui s’accompagne d’une fatigue intense. C’est ce qui les empêchera de partir à Stockholm pour recevoir un premier prix Nobel. On sait donc que la radioactivité peut être dangereuse.
On pense néanmoins que le radium peut avoir, à faible dose, des effets bénéfiques pour la santé. Dans le domaine médical, cette découverte a permis de faire avancer la recherche sur le traitement des cancers. On lui doit notamment l’invention de la curiethérapie (ou radiumthérapie), une technique de radiothérapie mise au point à l’Institut Curie.
Au début des années 1910, le radium est même considéré comme un produit miracle. La pharmacopée le recommande pour traiter des pathologies très diverses, de l’arthrite à la dépression. Les industries cosmétique et alimentaire se lancent également dans la commercialisation d’articles qui en contiennent : des crèmes contre le vieillissement de la peau, des sodas, du dentifrice, du beurre… La publicité loue les effets bénéfiques pour la santé.
*Compteur Geiger :
Appareil servant à détecter et à compter les particules énergétiques émises par un corps radioactif.
L’empoisonnement progressif des peintres de montres au radium
Dans les ateliers de l’USRC, la peinture au radium est ingérée quotidiennement. Une espèce de poussière très volatile se dépose également sur les vêtements. À la fin de la journée de travail, on peut apercevoir les ouvrières briller dans la nuit sur le chemin du retour. Cette étrange lueur traverse même la peau : les os deviennent lumineux à mesure qu’ils sont contaminés. En effet, le radium est absorbé comme le calcium. Il est alors impossible de s’en débarrasser. Une fois à l’intérieur du corps, il continue d’émettre ses rayons ionisants qui ont un effet extrêmement nocif à moyen terme.
Évidemment, la santé des ouvrières se détériore petit à petit. Certaines sont atteintes de ce qu’on a appelé la « Radium Jaw ». Il s’agit d’une forme de nécrose des mâchoires. D’autres souffrent de fractures spontanées qui surviennent dans les genoux ou les hanches. Elles peuvent également déclarer de l’anémie pernicieuse. Sur le long terme, ce sont des tumeurs cancéreuses des os ou des leucémies qui se développent.
La plupart des « Radium Girls » sont mortes entre 1928 et 1933. La dernière est décédée en 2014 à l’âge de 107 ans : elle n’avait manipulé le radium que quelques mois. Elle avait tout de même perdu toutes ses dents et contracté un cancer du côlon et du sein dans les années qui avaient suivi son emploi. En 1986, le taux de radioactivité détecté au-dessus de leurs tombes était encore suffisant pour faire vaciller les aiguilles des compteurs Geiger*.
La fabrication du doute par l’industrie horlogère
Pendant des années, les dirigeants de l’USRC nient les dangers de la peinture luminescente. Ils objectent que le lien de causalité entre les affections des « Radium Girls » et leur travail n’est pas établi avec certitude. Et il est très facile d’argumenter en ce sens :
- d’une part, les symptômes se développent parfois des mois, voire des années après que les victimes ont quitté leur emploi ;
- d’autre part, la nature même de ceux-ci peut considérablement varier d’une personne à l’autre.
En outre, le président de l’USRC a clairement entrepris une politique de fabrication du doute. La première étape consiste à cacher ou décrédibiliser les études qui sont menées. Le rapport du couple Drinker, par exemple, est étouffé et ne sera jamais porté à la connaissance des salariées de l’USRC. Dans un second temps, les dirigeants s’entourent de scientifiques corrompus qui argumentent en leur sens. De faux diagnostics sont établis sur l’état de santé des victimes.
Le comble du cynisme est atteint par l’intervention d’un personnage emblématique : le Dr Flinn. Bras droit du président de l’USRC, il conduit un certain nombre d’entretiens avec les ouvrières. Chaque fois, il conclut que leur condition physique est excellente. Or en réalité, il n’est ni médecin, ni même scientifique… mais docteur en philosophie !
En savoir plus
Il existe une discipline à part entière qui étudie les mécanismes de production de l’ignorance : l’agnotologie. Si cela vous intéresse, je recommande cet excellent podcast de France Culture : « Agnotologie : la mécanique de l’ignorance ». Le premier épisode raconte comment l’industrie du tabac a réussi à cacher pendant des années les méfaits de la cigarette. Vous le retrouverez parmi les références figurant en bas de cet article.
En définitive, l’USRC avait parfaitement conscience des risques de manipuler la peinture au radium. Elle a maintenu le doute sur sa dangerosité pendant plusieurs années. La mécanique est subtile, et à l’époque, l’industrie des montres luminescentes était suffisamment puissante pour cacher une affaire de cette envergure. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les « Radium Girls » ont mené un combat juridique acharné pour faire valoir leur cause. Ce sera l’objet du prochain épisode !
Les références
Ouvrages
- Kate Moore, The Radium Girls, 2016, Londres, éd. Simon&Schuster.
Podcasts
- « L’histoire oubliée des Radium Girls », Une histoire particulière, France Culture, février 2019.
- « À la découverte de la radioactivité », Sur les épaules de Darwin, France Inter, mars 2016.
- « Marie Curie », Sur les épaules de Darwin, France Inter, avril 2016.
- « Agnotologie : la mécanique de l'ignorance », La série documentaire, France Culture, mai 2018.
Articles
- Cécile Raynal, Thierry Lefebvre, « Du radium dans les pharmacies ! Première partie : les usages pharmaceutiques du radium avant la Première Guerre mondiale », Revue d’Histoire de la Pharmacie, 2011, n° 372, pp. 431-446.
- William Yardley, « Mae Keane, Whose Job Brought Radium to Her Lips, Dies at 107 », The New York Times, 13 mars 2014.
- « Radium : from wonder drug to hazard », The New York Times, 4 octobre 1987.
Vous devriez également aimer…
Laissez-moi un commentaire !